Aliénation et accélération

Vous pouvez retrouver son livre ici : Aliénation et accélération – Rosa

Critique d’Aliénation et Accélération

Hartmut Rosa est un sociologue qui appartient à l’école de Francfort ou école de la théorie critique. Cette école considère que toute connaissance dépend des pratiques du temps et de l’expérience, il faut accorder une certaine attention au contexte de la société.

Il part de la problématique suivante : qu’est-ce qu’une vie bonne et pourquoi nous fait-elle défaut ?

Qu’est-ce qu’une vie bonne et pourquoi nous fait-elle défaut ?

Les processus à l’intérieur de la société accélèrent, mais il y a selon lui trois modes d’accélération : l’accélération technique, l’accélération du changement social et l’accélération du rythme de vie.

Le temps est un élément à compresser

Le premier est lié au fait que nous considérons le temps comme un élément de compression, il peut être contracté virtuellement par l’accélération de la communication, du temps de transport ou du temps de production. Les activités ne sont plus localisées et tendent à devenir des « non-lieux » comme la banque, l’hôtel, l’université, ils n’ont pas d’histoire ni de relation, ne rappellent aucun souvenir.

La société s’accélère

La seconde concerne la société elle-même, les rythmes des changements sont eux-mêmes en train d’accélérer. Nous compressons le présent au sens de moment où l’espace de l’expérience et l’horizon d’attente coïncident. Cette accélération augmente le déclin de la fiabilité des expériences. Nous avons évolué d’une société agraire où la structure familiale était intergénérationnelle, pour passer à une structure générationnelle c’est-à-dire qu’une fois la mort du couple la structure disparaît (1850-1970) à une structure intragénérationnelle où le cycle est plus court que la vie de la personne. En témoigne l’augmentation des divorces. La stabilité institutionnelle est en déclin dans les sociétés modernes tardives.

La famine temporelle

La troisième partie nous conduit à une situation inédite dans l’histoire humaine, la famine temporelle. Les individus modernes sentent qu’ils manquent de temps et qu’ils l’épuisent. Le temps est devenu une matière première. Elle est la conséquence de vouloir faire plus de choses, d’acquérir plus d’expérience par unité de temps. Cela pourrait venir de la révolution numérique et du phénomène de mondialisation qui apporteraient leur lot d’accélération sociale.

Le temps disponible se réduit

Il y a néanmoins un problème, un paradoxe, l’accélération technique qui permet de faire plus d’action en moins de temps devrait nous laisser par conséquent du temps libre et donc ralentir le temps de vie et réduire la sensation de famine temporelle. En fait, la quantité de choses à faire à augmenter, le nombre de courriels à traiter par exemple. Nul doute que quand il fallait les écrire, les personnes réfléchissaient avant de l’envoyer alors qu’aujourd’hui nous sommes harcelés au bureau de courriel. En fin de compte, le taux de croissance des activités dépasse sans cesse le taux d’accélération. La société moderne est une société de l’accélération.

Cette accélération de nos sociétés vient en partie de l’existence d’un marché concurrentiel capitaliste. Les entreprises vont rechercher le profit le plus rapide et donc accélérer les processus de production, le fait d’avoir un avantage pendant un court laps de temps permet un profit supplémentaire. Mais c’est un mode dominant de distribution dans toutes les sphères, même sociales. La lutte concurrentielle est vue comme étant la meilleure manière de distribuer. Dans ce jeu, ceux qui stagnent se retrouvent en queue de peloton, il faut imaginer cela comme un tapis de course contre lequel nous devrions lutter. Même notre position sociale va être dépendante d’une compétition avec les autres individus et ne dépend plus de notre naissance.

L’accélération s’autoalimente

On peut dire qu’aujourd’hui cette accélération, jadis nourrit par le progrès technique s’autoalimente, c’est autopropulsé pour reprendre la métaphore mécanique. L’accélération technique augmente l’accélération du changement social qui va augmenter l’accélération du rythme de vie et ceci dans un cercle sans fin.

Bien qu’il y ait des tentatives de décélération, celles-ci n’ont jamais réussi à ralentir le processus. Il en dénombre cinq et montre qu’il y a même certains endroits qui ne peuvent pas être accélérés, le traitement d’un rhum, la durée d’une grossesse. Là-dessus on peut arguer que le capitalisme détourne ce problème en louant des utérus. Il y a une asymétrie entre l’accélération qui s’accentue de plus en plus et la décélération qui n’arrive pas à se mettre au même niveau. De plus dans la modernité tardive, la vitesse de changement, intragénérationnelle, nous fixe dans une immobilité accélérée, les choses changent tellement vite qu’elles paraissent aléatoires. Nous avons la sensation, pour reprendre les termes de Fukuyama d’une « fin de l’Histoire », c’est la fin de l’idéal vers le progrès.

Tout est jugé par la performance

Cette accélération se concrétise aussi dans le domaine politique voir religieux où les gens ne jugent ces structures que d’après la performance de celle-ci, ce dont je doute pour la religion. Rien n’est établi dans ce monde, tout dépend de la performance journalière, quotidienne à la différence des périodes passées où c’était largement dû à un statut. Il y a une lutte pour la reconnaissance.

Il émet l’hypothèse que la modernité tardive est totalitaire au sens où l’on ne peut pas lui réchapper et qu’elle agit dans tous les domaines. Cette société fait exercer sa terreur sur nous en nous faisant ressentir le fait que nous ne pourrions peut-être pas suivre le rythme, que nous-mêmes pourrions être obsolètes. Ce système totalitaire est avant tout appliqué par les normes temporelles. D’où la formation de ce qu’il nomme « précariat », des personnes qui de base ne partent avec les bons bagages pour la lutte concurrentielle et donc par rationalité ne s’y engage pas.

Ce qui marque le plus c’est le fait que c’est vécu comme quelque chose de naturel, on blâme quelqu’un de ne pas maîtriser son temps. Le temps est vu comme une donnée naturelle, brute.

L’apparition de la désynchronisation

Comme l’accélération n’est pas un processus uniforme, l’on va voir apparaître des phases de désynchronisation entre les individus. D’où l’apparition de « burn out » où les individus passent d’une vie dictée par le mouvement à une phase où le temps semble ne plus avancer, où il n’y a plus de lien entre le passé, le présent et le futur. De même pour la politique, démocratique dans le monde occidental, ce processus long qui demande le consensus de la majorité peut nous apparaître comme désynchronisé vis-à-vis de l’accélération des découvertes scientifique ou même des changements sociétaux. Un exemple très marquant est celui de la vitesse à laquelle les marchés financiers évoluent, on parle en nanoseconde, et celle de l’économie réelle liée à la consommation et la production des entreprises.

Il évoque le fait que l’échange intergénérationnel qui permettait de garder une structure stable et un fonds commun tend à disparaître ce qui amènera les générations à vivre dans des mondes différents ce qui menace la continuité de la société.

Les pères fondateurs de la sociologie, Weber, Durkheim et Simmel avaient relevé que nos sociétés modernes impliquent de plus en plus d’interdépendance entre les individus, d’ajustement mutuel entre eux et pourtant dans nos sociétés libérales les individus sont plus « libres » qu’ils ne l’ont jamais été. On nous vend cette idée d’autonomie et d’autodétermination alors qu’il n’y a aucune norme sociale, religieuse ou culturelle on attend des individus qu’ils s’organisent, qu’il y ait une régulation pour assurer le processus de production et de distribution. Ce qu’il nous dit c’est que cette liberté s’est vue apporter des devoirs, des exigences.

Nos actions quotidiennes seraient dictées par ces obligations, c’est ce qui permettrait au processus de production/distribution de s’ajuster, se réguler, se coordonner et se synchroniser. Il nous a imposé des normes temporelles. Cela créer un sentiment de culpabilisation, il fait un parallèle avec les obligations religieuses qui provoque ce même type de sentiment quand on a failli par exemple.

A la différence du monde moderne, Weber nous dit que l’Eglise nous apprend que nous sommes pêcheurs et donc que cela ne relève pas de notre individualité, c’est inscrit en nous. Et que Jésus soit mort pour nos pêchés, cela nous donne donc de l’espoir. De même, la confession donne un moyen pour se racheter, le monde moderne lui ne donne rien de tel, aucune institution ne permet la rédemption.

Le temps comme loi naturelle

Mais le temps s’applique à nous comme une loi de la nature, comme si ces normes temporelles ne dépendaient pas de la société moderne. Cela lui permet, à la société de se présenter comme exempt de toutes morales culturelles ou religieuses à la différence des anciennes.

Ce qui peut arriver à cette société moderne c’est que dans sa course à l’accélération, elle consomme toutes les énergies individuelles et sociales jusqu’à la dernière goutte pour rester dans la course. Bien entendu, école de Francfort oblige, il relie tout ce concept à de l’aliénation. Le fait d’effectuer une action sans que quelques forces viennent nous y obliger et dont nous ne voulons pas vraiment. Cela vient principalement de la surcharge d’information selon lui.

En plus d’avoir des normes temporelles contraignantes, nous n’avons plus la sensation de nous approprier le temps, nous vivons le présent. Nous essayons d’avoir un maximum d’expérience vécue, mais peu nous marquent réellement.

Ce que l’on peut porter au crédit de ce livre c’est qu’il nous fait un compte-rendu de la situation dans laquelle le monde moderne nous plonge. Bien qu’il ait 10 ans, les concepts et les problèmes abordés me semblent encore d’actualité. Nous ne sommes pas obligés d’être d’accord avec le caractère aliénant de cette société, la critique élaborée tout au long du livre reste très intéressante et plutôt vraie à mes yeux.

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