Quelques réflexions sur le Prince

Retrouvez son livre ici : Le Prince – Machiavel

Il y a une année je publiais une critique littéraire du Prince de Machiavel (1532) : Ici. J’espère que mon écriture a évolué depuis et que mon argumentation s’est améliorée. Je vous propose aujourd’hui un apport à mon travail à partir de commentaire de plusieurs intellectuels, agrémenté de réflexions personnelles.

Le Prince de Machiavel a eu de l’influence sur les penseurs politiques de toutes époques, il occupe selon Aron « une place à part, et, je crois, bien, unique. »

C’est un livre simple, facile à lire, mais qui nous apporte énormément de réflexion par la suite, il ne faut pas le trouver trop simpliste. Il est écrit par un fonctionnaire de la République Florentine qui s’adresse à Laurent II de Médicis. Il est alors en disgrâce et souhaite retrouver une place.

Machiavel était un amoureux de la liberté selon Aron, un républicain. Mais en ce temps, l’Italie était occupée par les barbares, à l’image d’Odoacre renversant l’Empereur et devenant maître de ces terres. Pour recouvrer sa liberté, le pays devait être libéré. Et c’est pour cela qu’il apprend de César Borgia, qui utilisa Remiro D’Orco pour pacifier la Romagne avec des méthodes brutales et cruelles et le sacrifia tel le bouc émissaire. Ainsi, la cruauté de son ministre était assimilée à sa personnalité, ses crimes comme des débordements, et le Prince Borgia pouvait libérer le peuple ce fléau en l’exécutant.

Selon Gramsci, le Prince de Machiavel n’est pas un exposé doctrinaire, abstrait, mais au contraire Machiavel utilise des éléments concrets pour présenter son Prince et unir le peuple italien derrière lui. Pourtant ce dernier est une figure imaginaire, un personnage présentant les meilleurs traits de caractère que l’on puisse avoir, un chef idéal, sa représentation même. Quand Machiavel parle du peuple italien, il songe plutôt au peuple qui est d’accord avec ses idées, qui le suit. Comme ce peuple partage les idéaux de Machiavel, il se fond en lui, alors ils en arrivent aux mêmes conclusions : il faut un Prince pour libérer l’Italie et les libérer de l’esclavage dont ils sont les victimes, tel le peuple de Moïse.

Le Prince est aussi un personnage qui ne s’intéresse pas à ce que les choses devraient être, il les prend comme elles sont et utilisent de sa « virtù » pour en faire ce qu’il veut. Sa « virtù » c’est selon Gramsci « son intelligence politique, son énergie, son habileté pour conserver et consolider son pouvoir et élargir les bases d’un État unitaire ». Le Prince est une pragmatique, habile dans les affaires politiques, et non un idéologue. Il prend le terrain comme il est. Par la « fortuna », il acquiert son pouvoir et par la « virtù » il le consolide. Mais on peut aussi imaginer que la « virtù » c’est la liberté d’agir pour satisfaire son intérêt, son énergie propre.

C’est pour cela que Machiavel nous dit qu’il faut supprimer la famille régnante quand on prend une province. Il n’y a aucune question morale, la fin justifie les moyens. Le but étant de garder la province sous son giron, on se doit de supprimer les anciens propriétaires. Surtout que cela permettra de se lier d’amitié avec les adversaires de ceux-ci.

Nous ne sommes donc plus au temps où l’on imaginait La cité de Dieu mais plutôt au temps de la politique moderne, factuelle, empirique avant l’heure. Il n’y a plus qu’une seule cité et elle est terrestre. Finalement, l’humaniste Machiavel vit avec son époque, il s’intéresse aux principautés nouvelles, celles qui existent dans l’Italie du Quattrocento qui amorce tranquillement la Renaissance. Mais il est un des premiers avec Bodin, Hobbes et Locke à penser la constitution d’un État bien existant. Contrairement aux Anciens qui imaginaient des citées parfaites, imaginaires.  

Peut-on alors en faire un penseur atemporel étant donné que son objet d’analyse est très particulier et ancré dans une situation historique bien précise ? La question en soulève une autre, on voit une filiation faite entre Machiavel et les totalitarismes du XXe. Les fascistes italiens ont repris Machiavel en interprétant ses paroles comme « la fin justifie les moyens » et donc en imposant l’idée que le crime n’existe pas en politique, seuls les actes comptants. Mais peut-on imputer la faute à Machiavel, comme la signification de machiavélique pourrait nous le faire croire, ou peut-on imputer la faute aux fascistes qui n’ont pas compris Le Prince ?

Raymond Aron nous dit que Machiavel aimait les libertés, mais il faisait avec la réalité du terrain. Tandis que d’autres nous disent qu’il était un serviteur de l’absolutisme, à la manière des intellectuels précédemment cités. Il n’y a pas de question de droit, de légitimité, mais plutôt de force. Machiavel traite avec les forces qui ont lieu en politique. Et il encourage le Prince à user de ces forces, externes comme internes pour arriver à ses fins. De même qu’il encourage à user de scélératesse. Sans oublier que l’homme est soumis à la « fortuna », indépendante de lui-même, le sort, le destin.

Il n’est pas un déterministe au sens où il ne pense pas que l’homme a déjà son destin déjà tracé, l’homme a un libre arbitre. Mais, la fortune « dispose de la moitié de nos actions ». Il faut donc user de notre énergie pour contrecarrer, pour s’opposer à cette fortune. Par là même il encourage à l’action, l’agissement.

D’un point de vue réactionnaire, Machiavel ne marque-t-il pas le départ de la pensée moderne ? Détournée des idées, de la réflexion métaphysique, mais ancrée profondément dans le matériel ? On peut sans doute faire l’opposition réflexion/action. Il semble avoir choisi la deuxième issue. En plus de cela, nous l’avons dit plus tôt, Machiavel a été actif en tant que fonctionnaire, il a agi. Il s’inscrit non plus dans l’imagination de la meilleure constitution possible, mais dans l’action créatrice, issue du réel, pour la constituer. Il utilise la technique, celles qu’il décrit dans son livre, pour servir l’homme et ses intérêts. Machiavel n’est pas un homme de la contemplation, médiéval.

Léo Strauss en fait un penseur des Lumières avant l’heure. Machiavel aurait voulu détruire la République chrétienne avec les outils qu’il fournissait. Il oppose catholicisme originel à celui de son époque, un peu comme Luther. On peut donc aisément comprendre pourquoi Jacques Maritain n’était pas vraiment un fanatique du Machiavélisme. Sans doute avait-il fait ce parallèle.

L’Église est d’ailleurs critiquée dans Le Prince, Louis XII fait ainsi une terrible erreur en donnant du pouvoir au pape Alexandre VI, en lui autorisant la prise de la Romagne. Car Louis XII ajoute ainsi « au pouvoir spirituel, qui lui donne déjà tant d’autorité, un pouvoir temporel aussi considérable » (Chapitre 3, des principautés mixtes). L’exemple est donné ici pour montrer l’erreur du Roi de France d’avoir agrandi le pouvoir de l’Église ainsi que d’avoir fait rentrer le Roi d’Espagne. Il a agrandi leur pouvoir à ses dépens.

Dans le livre de Machiavel, l’Église n’est plus la maison de Dieu, mais plutôt l’outil, l’organisation qui sert les intérêts papaux en la personne d’Alexandre IV Borgia et de Jules II. Usant de ses richesses et de ses armes pour faire entendre sa voix. Elle n’est plus une institution spirituelle, mais bien un État, un pouvoir temporel qui affermit son pouvoir sur les terres qu’elle gouverne.

Dans notre monde moderne, Gramsci considère que le Prince ne peut qu’être un « organisme, un élément complexe d’une société ». C’est le parti politique. C’est le seul endroit où se rassemble une volonté collective qui tend vers le même but. Elle peut néanmoins s’incarner dans un personnage concret si le danger est imminent. Il considère que cela ne pourra aboutir qu’à un acte de restauration et de réorganisation, cela ne fondera rien de nouveau. Qu’il oppose à une création ex novo, à partir de zéro, qui tendra la volonté collective vers une expérience historique jamais tentée. N’oublions pas que Gramsci est communiste, dès lors nous savons très bien vers quoi tend son expérience historique. Le Prince moderne pour Gramsci dirigera les foules vers une expérience communiste et donc vers la fondation d’un État nouveau. Tandis qu’un Général Boulanger, incarnant parfaitement le condottiere à la manière d’un Francesco Sforza, ne pouvait mener qu’à une entreprise de restauration et de réorganisation, osons dire : « réactionnaire ».

Pour Gramsci l’Italie ne pouvait se former comme monarchie absolue à l’époque de Machiavel en raison de groupe étranger, les Princes du Saint Empire Romain Germanique, et sa fonction internationale en tant que Saint Siège. Il ne faut pas non plus oublier les guerres d’Italie de nos Rois qui déstabilisèrent la région.

Machiavel a essayé de mobiliser un germe de jacobinisme dans la péninsule italienne, au sens de mobilisation ville-campagne, d’un mouvement qui partirait de la ville pour arriver et mobiliser les campagnes. Il voulait réformer la milice, à l’instar de ce que firent les jacobins par la conscription. Machiavel voulait donc former, selon Gramsci, une volonté collective nationale en s’appuyant sur les propriétaires terriens, ruraux.

Des différentes interprétations que j’ai pu lire, je pense que le machiavélisme ne devrait plus être rapproché de « sournois, vicieux ». Certes le Prince peut utiliser des scélératesses pour arriver à son pouvoir, mais ce n’est pas la seule voie qui lui ait proposé. Le Prince se doit d’être pragmatique, de faire avec le terrain. Il s’oppose donc à toutes idées, idéologies qui partent de la pensée pour descendre sur la Terre. La pensée machiavélienne est résolument terrestre, matérielle. On peut donc considérer qu’elle se coupe des idées pour se consacrer à l’action.

Sources :

  • Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne, Cahiers 13/14/15, Antonio Gramsci
  • Préface de Raymond Aron au Prince
  • Le Prince, édition Librio 2 €
  • Machiavel, Domination et liberté politique, 2003, Christian Nadeau

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