La liberté, pour quoi faire ?

Retrouver son œuvre ici ici : La liberté pour quoi faire – Bernanos

Georges Bernanos que je connaissais par La grande peur des bien-pensants et La France contre les robots nous livre cinq conférences tournant plus ou moins autour du même thème, la technique et la liberté. Encore une fois il tente de voir à quoi ressemblera le monde de demain.

La France devant le monde de demain

Nous sommes dans la droite lignée de La France contre les robots (1945). Bernanos a l’impression que ses contemporains n’ont vu dans la Seconde Guerre mondiale qu’un intermède. Déjà on veut réindustrialiser le pays, tout reconstruire comme avant. Mais en même temps, on tond et on tue.

Il a le sentiment que la technique va dominer l’homme en se nourrissant de lui. L’ennemi de l’humanité est dorénavant la société technicienne qui accapare la liberté des individus. Notamment à travers la « machinerie à propagande », ce que Bernanos haït au plus haut point. Elle serait restée au même niveau que durant la guerre.

Les optimistes et la propagande

Il s’attaque aussi aux optimistes manipulés par la propagande, qui succombent à l’égoïsme pour se « désolidariser du malheur d’autrui. » Pour Bernanos, être optimiste c’est être un « imbécile heureux ». Et finalement, être pessimiste c’est succombé au même mal, mais de l’autre côté. Ces deux sentiments ne sont que deux faces d’une même pièce pour lui.

À l’optimisme, il préfère l’espérance qui est bien plus noble puisque plus dur à atteindre, cela demande des sacrifices et des épreuves que l’optimiste n’a pas à faire. Sa forme la plus noble étant le « désespoir surmonté ». Il en appelle au rassemblement du peuple sur ses élites, ceux qui prennent des risques, pour accomplir sa vocation historique. Il y a presque une idée Renanienne derrière cela, celle que le peuple français doive se réunir, en nation, pour aller de l’avant. Que la nation est finalement le rassemblement d’individus qui ont décidé d’avoir un destin commun, une destinée commune. À la différence de la conception germanique, ethnique. Puisqu’il ne faut pas oublier que nous ne sommes qu’en 1947. Il reste des collaborateurs et des résistants.

La crise du monde moderne

Son impression est que nous sommes face à une crise du monde occidental, de la civilisation occidentale. Puisque celle-ci est devenue une civilisation technique. Des voix commencent à se faire entendre pour remettre cette civilisation en question. Il a conscience que l’Europe va mal et que la France doit retrouver sa place d’intermédiaire. Il oppose la civilisation traditionnelle, comme elle a pu exister par le passé en Europe et la civilisation technique qui n’est pas une œuvre commune.

Il pense que la civilisation technique est par nature utilitariste et qu’elle se débarrassera des personnes qui ont besoin d’assistance par souci d’efficience. Cette civilisation n’obéit qu’aux lois économiques. Il pense que les méthodes utilisées par les Allemands pendant la guerre pourraient l’être après puisque ces idées seraient rentrées dans la tête des gens. Cette civilisation est déraisonnable, elle est conduite par ses appétits. Il considère que la bombe atomique, fait marquant pour tous les intellectuels de l’époque notamment dans Retour au meilleur des mondes d’Huxley, a marqué le triomphe de la technique sur la raison.

Il y a des personnes qui ont encore l’image de ce qu’est la France, de sa tradition d’Ordre et de Liberté, il nous en parlait déjà dans La France contre les robots. Ces personnes qui ne « liront jamais M. Sartre, et qui se font toujours de la France l’image que s’en faisaient nos aïeux… » Il nous dit qu’au Brésil où il a vécu 8 ans, les personnes ont encore l’image de la France comme fille aînée de l’Église ou émancipatrice du genre humain. Il y a des personnes qui se souviennent de ce qu’est la France. Il est assez plaisant de lire cela, je dois l’avouer. Mais est-ce encore vrai aujourd’hui ?

Bernanos et la Révolution

Il oppose d’ailleurs la France et le progrès voulu par nos voisins européens. Il ne pense pas que le progrès qu’on nous vante, celui de la technique, soit celui qu’aient voulu les Français qui ont fait la Révolution. Il voudrait que la France trace sa propre voie au milieu de celle des robots, car il pense que des personnes de part le monde seraient enclines à la suivre. Il voit que peut importe le marxisme ou le libéralisme, dans les deux cas, l’individu est soumis aux lois économiques. Dans les deux cas, l’homme n’est plus vraiment libre.

Il y a aussi chez Bernanos quelque chose qui me dérangeait déjà dans son précédent livre, son amour pour la Révolution de 1789. Il se désolidarise de la Convention nationale et compare Robespierre aux dirigeants nationaux-socialistes. Il voit dans la Révolution, l’évènement qui voulait libérer le genre humain. Quelque chose d’extrêmement positif, dans la tradition française. Mais ce n’est pas l’évènement que l’on nous apprend non plus, une sorte de jacquerie qui aurait voulu détruire 1000 ans d’histoire après avoir accumulé haine et rancune tout au long de ce millénaire.

La France résignée face à la contre-civilisation

La France a fléchi, elle s’est résignée face à cette contre-civilisation en désaccord total avec sa tradition spirituelle. Il considère la France comme l’étendard de la liberté, valeur très importante pour Bernanos, ce mot ne fait pas partie du titre pour rien. La France a cette mission de guider l’humanité, il parle même de civilisation française. Nous avons le devoir de refuser, de nous laisser tomber dans cette négation de la civilisation. Il compare ce qui arrive à une maladie civilisationnelle, née en Angleterre à Manchester dans les machines à tisser du coton.

Il ne se réclame pas du nationalisme, car il en veut à ceci de s’être acoquiné avec les fascistes et les franquistes. À la vue de son exaltation pour la Patrie, on peut penser que Bernanos se disait patriote. Il se réclame plus de Péguy que de Maurras ou Barrès. Il rapport l’idée de nation à celle de l’État et en conclu qu’il n’y a pas de différences majeures entre un nationaliste de droite et un socialisme nationaliste. Il compare le nationalisme à un égoïsme national alors que l’idée de patrie chrétienne permettait des échanges entre les nations catholiques au moyen-âge.

Bernanos l’universaliste

Politiquement Bernanos semble universaliste, il se veut dans la tradition française de la liberté. Il aime beaucoup se rapporter aux Brésiliens qu’il a côtoyés pendant quelques années puisqu’il y est parti en 1938 avant que la guerre n’éclate. Les Brésiliens avaient une image romantique de la France et étaient attristés que celle-ci signe l’armistice en 40. Nous n’avons plus conscience du prestige de notre pays et donc nous avons oublié les devoirs qui incombent à une telle patrie. C’est comme si Bernanos était resté dans cette idée de 1789 qui était de délivrer les autres nations du monde et de leur apporter cette idée de liberté.

Il se demande si le monde de demain sera cartésien ou hégélien et souhaite que son pays ne se laisse pas soumettre par cette pensée étrangère. Mais il voit que des Français refusent le poids des traditions françaises, pour penser « allemand ou russe ». Ce qu’il voit aussi c’est que ce qui se passe en Russie n’a rien de russe, mais est totalement allemand, dans la tradition de Hegel. Il pense qu’il y a peu de différence entre les « hégélo-nazi » et les « hégélo-marxiste. »

Il s’en prend aussi à l’image que l’on retiendra de la France. Les Français ont fait croire qu’ils avaient gagné la guerre comme si jamais nous n’avions eu de défaite. Pourtant il rappelle très bien qu’à Mers-el-Kébir notre flotte fut coulée et que nos bateaux gisent encore au fond de la Méditerranée.

C’est un texte très plaisant, car Bernanos dénonce et voit énormément de changement dans le monde, mais en même temps c’est effrayant. En tant que Français du XXIe, j’ai bien l’impression que la France a renoncé à son statut de patrie devant libérer l’humanité et tracer la voie. J’ai l’impression que finalement ce qui a réussi c’est un mélange entre marxismes, les idéologues de la French Theory sont là pour nous le montrer, et le libéralisme économique. J’ai l’impression que nous n’avons malheureusement plus de tradition française. Mais j’espère que nous pourrons la retrouver, que nous pourrons la restaurer et que les Français seront enfin fiers de leur patrie, de leur histoire.

La liberté, pour quoi faire ?

Ce texte prêta son nom au livre, je m’attends alors à ce qu’il nous révèle la pleine pensée de Bernanos. Nous apprenons que cette phrase est tirée du sinistre Lénine pour qui la liberté, chose fondamentale pour Bernanos, ne valait pas grand’ chose. Bernanos avait cette impression que la liberté, souvent associée à la démocratie, n’avait plus de sens. Et finalement le terme même de démocratie ne signifiait plus que « dictature économique ».

Il aime à rappeler qu’il est catholique et que la France aurait besoin de se relever spirituellement avant de se relever matériellement.

Egalité n’est pas liberté

Néanmoins, son développement sur le fait que l’égalitarisme de la démocratie est un atout pour l’État plus qu’une bénédiction pour le citoyen est intéressant. L’égalité n’est pas la liberté selon Bernanos. C’est intéressant de voir que malgré ses positionnements contre Charles Maurras par exemple, il est très clair que nous pouvons lire ici une certaine critique du régime politique que Rousseau disait adapté aux Dieux. L’égalité c’est la destruction des corps intermédiaires et donc l’égalité de tous devant l’État. Ce dernier se retrouve sans contre-pouvoirs et permet une servitude totale.

Cette servitude s’illustre aussi dans le fait que le monde des machines, que Bernanos fait remonter à l’invention des métiers à tissus mécaniques, rend l’homme dépendant. Et le plan Monnet, qu’il dénonce, n’a que le but de faire de plus en plus de machines. Il y a bien entendu une référence à la bombe atomique, chose qui a terriblement choqué les contemporains de l’époque.

Cette poursuite de la machinerie est en plein dans le mouvement du progrès, lancé comme une locomotive que l’on ne peut faire dérailler. Les personnes qui sont dans ce train ne veulent pas s’entendre dire que l’on peut changer de voix. Bernanos nous dit qu’ils sont aussi soumis au progrès qu’à l’État. Ils sont prêts à tout remettre à l’État, même leur faculté de penser pourvu qu’ils soient tranquilles. On peut faire le parallèle avec notre pays où il y a des personnes demandant toujours plus d’étatisme pour réguler, jusqu’à la drague de rue ! Ces prérogatives de l’État grignotent petit à petit nos libertés fondamentales.

Bernanos pressentait que le monde moderne deviendrait totalitaire et concentrationnaire. Sommes-nous dans ce genre de monde ? À la mode de tuer ses ennemis politiques et les personnes gênantes, l’État, mais aussi les groupes d’influences ont préféré la mort médiatique et la calomnie. Il suffit d’avoir une voix discordante par rapport à ce que nos contemporains ont appelé la bien-pensance pour être mis sur la sellette et se voir coller une étiquette diffamante.

La civilisation des machines

Il fait mention de Jacques Ellul, professeur d’histoire du droit et penseur de la technique qui disait à l’époque que nous avions assisté à la naissance de l’homme englobé dans l’économie. Cela nous rappelle la théorie de Karl Polanyi qui parlait du désencastrement de l’économie. Cela rejoint l’idée que la technique et le service à l’économie ont complètement subjugué l’homme. Tout cela étant une manifestation de la civilisation inhumaine qui rend petit à petit les humains inhumains. Et derrière ces machines, Bernanos pointe du doigt les propriétaires de celle-ci. Il a un discours qui pourrait presque sonner marxisant, mais je ne crois pas qu’il en veuille à la propriété privée, c’est aussi une liberté. Il en veut sans doute à ceux qui profitent de leur statut pour réduire les autres êtres humains en servitude et donc leur voler leur liberté. Puisque cette nouvelle civilisation n’est pas un compromis entre l’État et l’individu, sa « mécanicisation » ne le permet pas, c’est un mouvement unilatéral qui s’impose. Porté en plus de cela par une bureaucratisation de l’État qui gagne du pouvoir sans cesse. Ce que Bernanos ne souhaite même pas considérer comme civilisation.

Il tente d’éteindre à l’avance les critiques de ceux, le caricaturant, qui disent que Bernanos veut retourner à l’âge de pierre. « Il ne s’agit pas d’anéantir les machines et de tisser nous-mêmes nos vêtements comme Gandhi », nous dit-il. Mais il entendait bien critiquer la civilisation des machines, bien que l’on ne puisse pas le considérer comme décroissant, sa critique est utile et visait à alerter ses contemporains des dérives de la société arrivante.

La civilisation matérialiste

En catholique, Bernanos s’attaque au matérialisme de la société moderne. La déspiritualisation de l’Occident a conduit selon lui aux exterminations du régime nazi. Il ne me semble pas exact de dire cela. Le régime nazi n’était pas un régime athée, le régime soviétique, oui. On peut néanmoins penser qu’il aurait été très difficile dans une société catholique de perpétrer ce genre d’acte. Il considère que la déspiritualisation touche tout le monde, y compris les fidèles. Ceux-ci ne pouvant ingérer la nourriture spirituelle qu’on leur fournit. Les actes du franquisme, soutenus pas le clergé, n’était pas pour Bernanos représentatif du christianisme. On peut aisément penser que le catholicisme encourage plus la recherche intérieure, la vie intérieure, plutôt qu’encourager les actes pour prouver sa foi et les manifestations ostentatoires à propos de celle-ci (les bûchers par exemple).

L’Europe s’étant déchristianisée, il rapproche cet état à une dévitalisation. On a vidé l’Europe de sa substance, car elle est helléno-latine, héritage d’Athènes et de Rome. Cette dernière faisant référence à la fois à l’Empire romain, païen, mais aussi au Saint-Siège. Il voit la manifestation de cette « anémie spirituelle » dans le fait que la vérité et le mensonge sont totalement mêlés à la plus grande indifférence des contemporains.  

Cette civilisation qui s’amorce est la prise du pouvoir par les capitalistes, qu’il désigne par la « spéculation » qui a modelé une civilisation sur l’image d’un être humain n’ayant que deux fonctions : consommer et contribuer (fiscalement). L’être humain est donc amoindri et il n’est pas étonnant, si l’on suit l’idée de Bernanos, que nous ne soyons plus que l’ombre de ce que nous fûmes. Si l’être humain n’est plus considéré que comme consommateur ou comme contribuable, nous ne sommes pas étonnés de voir que nos capacités périclitent, notre niveau scolaire, notre vocabulaire, tout se réduit sauf pour les classes aisées, les possédantes.

Il appelle à la respiritualisation de l’humanité pour combattre les machines, l’anti-civilisation. Il veut redonner du sens, on se souvient de la conclusion de La France contre les robots où il y disait que les machines allaient détruire la vie intérieure des hommes. Ici, il nous dit que ce qu’elles vont détruire par la propagande, c’est la liberté. Cette liberté que la guerre permet aux démocraties de prendre, de l’extraire petit à petit de la société. On peut penser ici au livre d’Hayek, La Route de la Servitude où ce dernier nous dit que la guerre est toujours le bon moyen pour prendre les libertés. Et quand vient le temps de la paix, les dirigeants se sont tellement habitués à ces manières de diriger qu’ils ne reviennent pas en arrière. La paix est là, mais la société fonctionne encore comme en temps de guerre.

La France a été victime d’une trahison selon Bernanos, venant de la part de ses élites qui ont abandonné ses traditions et son héritage. Il se réfère, j’imagine, à la tradition de liberté si chère à nos pères. Il s’oppose violemment aux libéraux et aux marxistes qu’ils rangent dans la même catégorie, car ils s’en remettent à l’économie.

La disparition de la liberté de pensée

Et dans ce monde de machine, la liberté ne sert à rien. Notamment la liberté de pensée, que Bernanos pense disparue. Cette même liberté de pensée que des Russes ont remise volontairement, parce que cela simplifie la vie. C’est bien ce que font nos contemporains quand ils se « débranchent le cerveau » en regardant des produits audiovisuels divertissants. Ils refusent de penser, parce que trop fatigants, trop contraignants, et s’abandonnent au spectacle.

Cette absence de liberté de pensée se matérialise aussi par le jeu des partis politiques. Bernanos nous dit que « le parti juge à la place de chacun des membres du parti ». Est-ce un reste de son royalisme ? C’est une critique que l’on peut faire du régime parlementaire, il enferme les personnes dans des partis politiques. La politique en République est un jeu de compromis, on choisit le « moins pire » des candidats aux présidentielles. On choisit le parti qui s’approche inexorablement, de manière asymptotique, de nos idéaux, sans jamais les toucher.

Il appelle à l’Église Catholique, qui avait déjà produit le Syllabus ou Recueil renfermant les principales erreurs de notre temps qui sont signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de Notre Très Saint-Père le pape Pie IX ». Ce recueil publié en 1864, construit sous forme de questions-réponses accompagne l’encyclique Quanta cura du Pape Pie IX. Il y critique le laïcisme, la séparation de l’Église et de l’État et toute forme de modernisme dans l’Église.

On comprend pourquoi Bernanos se réfère à ce recueil. Il voulait que l’Église libère les hommes de la modernité, synonyme de machinisme, et rende sa liberté aux hommes en le respiritualisant. Qu’aurait-il dit en voyant Vatican II ?

Révolution et liberté

Nous avions vu que Bernanos avait une certaine admiration pour la Révolution de 1789, car elle était l’avènement de la liberté selon lui. Il appelle de tout son cœur à un renouveau de celle-ci, tant que nous Français n’avons pas oublié sa signification. Il appelle à une rupture avec ce « système » qui s’installe.

Il continue dans son idée de filiation intellectuelle entre le libéral du XIXe et le marxiste de l’URSS qui font primer l’économie, l’efficience sur tout. Ceux qui n’ont aucune considération spirituelle pour l’homme, mais l’imaginent plutôt comme un animal qui évolue vers le progrès. Car il y a cette solide idée de progrès derrière tout cela. Elle est très ancrée, même aujourd’hui, et n’est synonyme que de progrès technique.

Ce qu’il voit c’est que la société des machines est une société où les décideurs ont les moyens, la puissance technique pour contrôler la société. Pour la façonner, la pétrir de leurs mains. Ils peuvent impulser les choses, avec la propagande, et faire des humains ce qu’ils veulent. Les techniciens, selon Bernanos, voient en l’humain un animal de cirque à qui l’on peut faire faire ce que l’on veut. Ils ont la puissance pour aliéner l’humanité selon leur bonne volonté et c’est en cela que le monde moderne est totalitaire et concentrationnaire. Il ne reste alors que quelques hommes libres, dont Bernanos qui se qualifie ainsi. Il ne se voit pas comme faisant partie de l’élite, on peut penser qu’il associe l’élite aux techniciens, aux spéculateurs. Il se voit comme un homme moyen resté libre.

Il les compare à des êtres disséquant l’humanité pour voir de quoi elle est faite, tout en s’attaquant à la part de divinité de l’homme, sa liberté. Il rejoint l’idée développée précédemment que cette absence de liberté, de pensée surtout, mène aux pires atrocités. Conséquences de la perte de spiritualité.

Le machinisme

Cette attaque à la liberté, symbole du monde des machines, condamne l’homme moderne à être tour à tout sujet de « l’agitation à la dépression ». Le machinisme n’est pas un signe de vitalité, mais plutôt de décrépitude. Bernanos est très réactionnaire, bien qu’il nous dise qu’il ne veut pas retourner à l’âge de pierre, on voit bien que ce machinisme ambiant le révulse et le révolte. L’être humain se retrouvera sans défense, cela rejoint l’idée de perte de liberté de pensée. De ne plus distinguer la vérité du mensonge. Comment peuvent se défendre les jeunes gens quand ils regardent des publicités mensongères, des articles frauduleux, eux qui n’ont pas encore l’acuité pour distinguer le vrai du faux ? Si ce n’était que les jeunes gens, on pourrait faire une leçon de morale aux parents. Mais quand ce sont de jeune adulte et même des adultes tout court, que peut-on faire ? Bernanos apostrophe les jeunes gens en leur demandant de ne pas se fier à la génération qui a laissée faire cette guerre et qui fait croire que « l’humanité rentrait de vacances », qui veut se rassurer.

Ces jeunes gens n’ont pas écouté leur parent et ont été pétris d’idées « libertaires ». Ceux qui étaient jeunes enfants, bambins, en ce temps-là on fait la Révolution culturelle de 1968 en France. Ceux que nous aimons détester sous le sobriquet de « boomer », n’ayant apporté du point de vue national que beaucoup de destruction et bien peu de construction. Ces gens ont suivi les paroles de Bernanos au pied de la lettre, à l’instar de l’idiot qui regarde le doigt et non la lune. La liberté de Bernanos était celle de penser, d’avoir une vie intérieure, de se régénérer par la spiritualité. Ceux-là ont préféré la liberté de jouir sans entrave tout en prônant des idéologies morbides telles que le Maoïsme. Ils ont préféré faire sauter tous les carcans, nier toutes institutions, dans un esprit anticatholique. Tout cela pour les retrouver prônés le libre-échange, la mondialisation heureuse et les migrations de la chance 40 ans plus tard. Ils n’ont pas utilisé l’héritage spirituel millénaire qu’ils avaient sous la main, au contraire, ils ont activement participé à sa destruction.

La civilisation matérialiste est animée d’une volonté de tout dominer, la France malheureusement n’a pas fait exception. Bernanos compare ceux qui sont dans la course au profit, qui encourage à toujours plus produire, alors même qu’ils ont prouvé qu’ils avaient la capacité d’annihiler. Ceux-là fuient, ils se fuient. Ce sont des évanescents qui courent toujours à l’avant, car ils sont vides en dedans. Ils sont vides de spiritualité et tentent de compenser cela par la consommation et la production. Ce sont de pauvres hères. Ils ont à cœur de s’impliquer dans la production de machine qui procurent : « le mouvement qui grise, la lumière qui réconforte, les voix qui rassurent ». L’homme moderne est un angoissé, sans doute parce qu’il n’a plus de monde métaphysique. Il a fait le choix de le détruire et de s’occuper à temps plein du monde physique, économique.

Bernanos souhaite en conclusion que les forces spirituelles de la France éclatent — encore — en une révolution pour libérer le monde des machines. Il appelle les jeunes gens à se mobilier pour faire cela. En vain ?

L’esprit européen et le monde des machines

« Nous sommes des dupes », des personnes qui se font tromper, mais aussi des complices selon lui. Des complices de quoi ? Des mensonges que l’on nous raconte chaque jour et que nous ingérons sans protester. Il nous met face à un dilemme qui ne semble qu’à deux issu : où l’on est pour la civilisation matérialiste, moderne et dans ce cas pour Bernanos nous sommes des fossoyeurs. Ou nous sommes du côté des masses, dupée, car l’on pourrait — devrait — se révolter. Celui qui accepte son sort, fataliste, n’est pas mieux que celui qui promeut le régime en place. Et cela rejoint son idée d’espérance développée plus tôt qui doit nous pousser à agir.

La civilisation européenne a été corrompue par les démocraties nationalistes. Il faut rappeler que la Nation trahit les Français, pour Bernanos, quand elle exigea d’eux qu’ils aillent combattre en les conscrivant. C’est pour cela qu’il juge à charge le nationalisme, il considère que ce courant a trahi le peuple et qu’il lui a supprimé sa liberté. N’importe quel citoyen aimant sa nation serait allé la défendre à corps perdu, mais elle préféra l’y obliger.

La civilisation européenne est en décomposition pour Bernanos. Il a d’ailleurs du mal à la définir. Il songe à ceux qui ont essayé dans les années 20/30 de la définir et qui se targuaient d’être des Européens. Qu’il fallait comprendre par des personnes détachées de leurs « préjugés nationaux ».

L’Europe est un cadavre et il utilise une métaphore très intéressante à ce sujet :

« Oui, il se passe beaucoup de choses, énormément de choses à l’intérieur, ou même à l’extérieur d’un cadavre, et si vous demandiez leur avis aux vers et qu’ils fussent capables de vous le donner, ils se diraient engagés dans une prodigieuse aventure, la plus hardie, la plus totale des aventures, une expérience irréversible. Et pourtant, il n’en est pas moins vrai qu’un cadavre n’a pas d’histoire, ou, si vous aimez mieux, son histoire est une histoire admirablement conforme à la dialectique matérialiste de l’histoire. Il ne s’y trouve pas de place pour la liberté, sous quelques formes que ce soit, le déterminisme y est absolu. L’erreur du ver de cadavre, aussi longtemps que le cadavre le nourrit, est de prendre une liquidation pour l’Histoire. »

Bernanos s’attaque aux libéraux et marxistes, mais nous pouvons utiliser cette citation pour tous ceux que nous appelons « progressiste » qui ont lié ces deux idéaux. Bernanos nous disait bien que ce n’était que deux faces d’une même pièce. Mais la décomposition apparaît selon lui avant le cadavre, c’est pourquoi il pense que la civilisation européenne peut encore être sauvée.

Cette civilisation qui eut de grands hommes en était la matrice, il est bien difficile de les retrouver en l’absence de leur génératrice. Et la raison de la décrépitude de la civilisation européenne pour Bernanos est l’État moderne, nous y revenons. Il considère d’ailleurs que de Gaulle a une idée très traditionnelle de l’État, mais comment faire respecter un État frauduleux qui ne le mérite pas ? L’État moderne est une dégénérescence de l’État traditionnel. En parallèle l’humain moderne est une dégénérescence de l’humain traditionnel. Et l’on rejoint là des idées jugées réactionnaires, mais on ne peu plus catholiques. L’humanité depuis la chute se meurt, elle perd petit à petit ses parts de divinité. Le prouvent les durées de vies des descendants d’Abraham qui se réduisent petit à petit à mesure que les générations passent.

Cette dégénérescence s’est manifestée au XIXe, caractérisée par l’argent, outil du capitalisme pompant la sève de la civilisation traditionnelle. Nous retrouvons bien là le Bernanos de La grande peur des bien-pensants où il partage avec Edouard Drumont le rejet des forces de l’argent et de la spéculation. L’homme du XIXe vivait de ses réserves, mais il ne recevait plus rien de comparable à ce que nos aïeux aient pu connaître. Et pourtant, bien que l’homme nouveau soit là, Bernanos nous enjoint à sauver l’homme d’Europe.

Finalement, le dupé, c’est la personne servile ou plutôt la personne lâche. Celle qui constitue le meilleur peuple totalitaire qu’il soit. Il est lâche en esprit, car il a abandonné son libre arbitre, sa liberté de pensée, son lien avec Dieu. Il s’en remet complètement à son chef, le chef totalitaire. Il se donne à son chef, son corps et son esprit.

Que faire contre la civilisation technicienne ?

Mais que faire face à cette civilisation de technicien qui se dresse ? Comment peut-on garder l’image de l’homme européen face à ces nouveaux hommes sortis de calcul savant et de déterminisme économique ? L’Europe a perdu foi en sa propre mission universelle bien que certains, qui ne sont pas d’ici, ne l’ont pas oublié. Bernanos refuse, il se pose en défenseur, de liquider l’Europe et l’homme chrétien pour un homme nouveau.

Il s’en prend à la science, non pas dans une idée réactionnaire, mais parce qu’il reproche à la science de s’être livrée aux spéculateurs. Ils ont fait les machines et les humains en laissant leur prolifération ont avoué leur renoncement.

Et il voyait dans cet avènement d’ère des masses, un renoncement des dirigeants à en faire autre chose. La civilisation européenne n’est pas pour lui une civilisation de masse. Si l’on se décharge en disant que c’est l’ère des masses, c’est parce que l’on n’a pas la capacité de la transformer en groupe de personne. De même qu’il anticipait la destruction de l’Empire colonial pour « réparer les crimes du colonialisme ». Bernanos voyait plutôt un renoncement, car sous couvert de justice réparatrice, il y voyait une capitulation. On peut penser que libérer les pays était un acte bienveillant, mais on peut aussi se dire que c’était une libération de territoire coûteux et trop loin pour être parfaitement administrée.

Dans son discours, l’ombre de la bombe atomique et des décombres de l’Allemagne le hantent, le terrifient. Il se demande ce que deviendra l’Allemagne, qui ne fut jamais réellement chrétienne, il se demande comment elle va évoluer. Mais il souhaite que les hommes libres se réveillent, sortent des masses et recomposent l’Europe. Car la civilisation des machines pourrait bien à terme se détruire elle-même, après avoir détruit l’homme.

Nos amis les saints

Cette conférence tient sur le thème des saints et de la Sainteté. Bernanos, engagé catholique pense l’Église comme une organisation de transport vers le Paradis. Une vieille organisation de deux millénaires qui a subi bien des catastrophes. Pour filer la métaphore, il imagine les Saints comme des chefs de gare, des conducteurs de locomotive chargés d’emmener les croyants. Il est très intéressant de noter que le train, la modernité restent très présents dans l’imaginaire de Bernanos. La machine est présente, même ici. Elle a même pris place dans l’esprit de l’écrivain qui la combat hardiment et se morfond de voir le monde ainsi changer. Elle l’obsède.

Cette métaphore est utilisée pour signifier que l’Église, ce n’est pas qu’un endroit où l’on se recueille, un abri. C’est avant tout un mouvement, une force. Au contraire de l’image de l’abri, il ne considère pas que la foi chrétienne soit un abri, une sécurité. Il dénonce ceux qui disent « qu’ils aimeraient croire, mais qui n’y arrive pas » parce qu’ils s’efforcent de croire qu’ils croient. Ils font en quelques sortes une erreur, il cherche quelque chose que l’on ne peut trouver. Bernanos nous le dit, sa foi lui est arrivée à son berceau, comme un privilège. Il n’a pas besoin de croire qu’il croit. Ce sont surtout les convertis qui montrent de manière ostentatoire leur nouvelle foi.

Il se permet aussi d’égratigner ceux qui croient le texte de manière littérale, car il pense que ces miracles « frappent l’esprit, mais durcissent le cœur ». En d’autres termes, c’est quelque chose de retentissant et de marquant. Mais, cela ne convertira personne. Bernanos s’interroge, il se demande pourquoi ne pas avoir fait des miracles extraordinaires pour convertir les foules. Par cette interrogation il se rapproche des conférences précédentes, le Seigneur nous a laissé le libre arbitre, la liberté pour que nous soyons pleinement responsables de notre conversion.

Il attaque d’ailleurs les religieux qui croyaient avoir vu dans les paroles de Voltaire sur le dieu horloger une confirmation de la foi catholique. Mais Bernanos les met en garde, le dieu de Voltaire est matérialiste, ce n’est en aucun cas le Dieu qui est amour de la foi catholique. Les déistes, les matérialistes n’ont pas de conception de l’homme moral. Et si l’on s’interroge sur les paroles qui rapportent que l’homme est à l’image de Dieu, cela nous pousserait à regarder au plus profond de notre être pour savoir ce que cela veut dire. Or, la science détourne cette force pour nous porter vers les loisirs.

Vers le paradis des machines

Bernanos voit cette société du loisir s’ériger devant ces yeux. Il parle de machine, de mécanique, mais en fin de compte il parle de la technique, ce que nous faisons de nos mains. Et ces mains dont il nous parlait dans le texte précédent, elles fabriquent des machines. Nous mettons à profit notre intelligence pour l’avènement de ce « paradis des machines », qui nous conduira à notre perte.

Et cette intelligence ou plutôt son substitut moderne, la technique, nous fait penser qu’il y a des problèmes d’efficience dans la société et qu’un jour nous pourrions supprimer les éléments les plus inutiles de la société. Bernanos nous dit que la technique a perdu la capacité d’amour, propre à la création, et que tous les maux : souffrance, cruauté, douleur ; elle va les réutiliser à son propre compte en les ayant organisés rationnellement. Et de ceux qui soutiendront que la douleur est intolérable, une partie sera naïvement acquise à ce discours, mais une autre n’en sera acquise que par égoïsme et indifférence à l’égard de ceux qui souffrent. Et il continue en argumentant que ceux qui aident les plus souffrants sont ceux qui acceptent humblement la souffrance et la misère comme Saint François d’Assise ou Saint Vincent de Paul.

Ces paroles peuvent nous faire penser à l’actualité de juin 2020. Certaines personnes refusent ce que la majorité considère comme des maux contemporains : racismes, antisémitisme, homophobie, violences policières, etc. Elles les refusent en voulant indigner les masses sur ces sujets, les considérants comme d’actualité. Beaucoup de personnes qui adhèrent à ces combats font partie des naïfs. Mais il y a de ceux qui ont de l’indifférence à l’égard de cette cause, mais l’utilisent comme pouvoir, comme arme politique pour arriver à leurs fins. Ils sont de ces égoïstes, ces indifférents qui n’en ont rien à faire, qui indignent pour mieux contrôler, piloter. Et il y a de ceux qui n’adhèrent pas. Leur silence n’est pas de la validation, mais ils comprennent que le combat des agitateurs n’est pas honnête.

Ce qui différencie un Saint d’un Sage pour Bernanos c’est que le premier engage toute son âme alors que le second se créer un abri derrière sa sagesse. Engager son âme permet de faire partie de ses saints et d’aller en Paix. C’est l’Église invisible. Que l’on ne doit pas opposer à l’Église visible de laquelle nous reconnaissons les cardinaux par leur cape écarlate. Mais Bernanos nous dit que ceux qui souhaiteraient voir dans l’Église visible la perfection, la symétrie, n’y seraient pas à l’aise en fin de compte. L’Église visible apparaît comme une maison de famille. C’est une maison d’hommes et non de surhommes. Et les Saints ne sont pas des surhommes, mais sans doute les plus humains des humains. Ils sont ceux qui ont « le génie de l’amour ».

Il encourage à l’introspection pour trouver la foi, dans sa vie intérieure trouver le divin. C’est pour cela qu’il combat les machines, la technique, notamment dans La France contre les robots. Car il voit bien que ce monde mécaniste détruit la vie intérieure et donc la foi. Il ne faut pas courir derrière les loisirs et gaspiller son énergie spirituelle, au contraire, il ne faut pas laisser s’écouler notre humanité, notre vie intérieure.

Il ne faut pas tomber dans la barbarie.

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